88.
Alors que la plupart des habitants de la planète ignoraient toujours la nature précise du conflit opposant Serbes et Croates, le procès de Maggie Bradford battait déjà des records d’audience. On voyait débarquer des journalistes venus de l’autre bout des Etats-Unis, mais aussi d’Europe, d’Amérique latine et d’Asie. Norma Breen avait le sentiment que cette affaire suscitait un intérêt médiatique comparable à celui d’une investiture présidentielle, à la différence que, cette fois, journaux et télévisions semblaient prêts à tout pour révéler, à leur manière, les dessous de l’histoire.
Mais bon sang, se disait-elle, il s’agit d’un procès d’assises ! Le verdict ne changera pas la face du monde. Elle a peut-être assassiné un ou deux de ses maris, et alors ? La plupart du temps, ils le méritent bien !
Arrivée au centre de Bedford, elle engagea sa Chevrolet jaune remarquablement sale dans Clarke Street et, pour la seconde fois de la matinée, passa lentement devant le palais de justice en pleine effervescence.
Une véritable procession de parapluies noirs, d’imperméables en vinyle et de sacs isothermes Boston Chicken ou Dunkin’ Donuts s’étirait au-delà de la pharmacie Hamilton et du marchand de journaux jusqu’à la nouvelle bibliothèque municipale, puis se prolongeait sur plus de cinq cents mètres dans Charles Street.
Quel cirque ! On se serait cru pendant le débarquement de Normandie. Des cars affrétés par des touristes encombraient les rues. Les bus scolaires jaune vif côtoyaient les Greyhounds venus du fin fond du pays. On était début décembre, et il y avait déjà de la neige dans l’air.
« La fin tragique d’une idylle orageuse », clamait la presse du jour. L’autoradio débitait des formules jouant dans le même registre, parmi lesquelles Norma retint « chanteuse : un métier tuant ». Enfin un peu d’humour dans la désastreuse affaire qu’elle avait la charge d’éclaircir.
L’enquêtrice de la défense aimait la discrétion ; la notoriété et l’argent ne l’intéressaient guère. Tous ces journalistes qui la harcelaient de questions, ça nuisait à l’efficacité de son travail. Mais elle savait très bien à quoi s’en tenir. Maggie Bradford était une star. Une partie du public l’avait décrétée coupable, l’autre innocente comme l’agneau. Et elle, Norma, qu’en pensait-elle ?
« A vrai dire, je ne sais toujours pas. Maggie elle-même émet des doutes. Sa déposition ressemble à des aveux, et les éléments à charge sont importants. »
Un laissez-passer jaune collé bien en évidence sur le pare-brise de sa Chevrolet l’autorisait à se garer sur le parking bitumé du palais de justice, déjà presque plein. Outre les véhicules de la police locale et régionale, il y avait là toutes les voitures appartenant aux avocats des deux parties et à leurs équipes respectives.
Norma aperçut la Mercedes bleue du juge Andrew Sussman dans son box réservé, près de l’entrée de derrière. Juste à côté, la Porsche métallisée de Nathan Bailford faisait un peu frime. On la voyait très bien entre les mains d’un étudiant draguant les minettes le week-end.
Comme Norma extrayait son corps un peu fort de la voiture, Bailford vint à sa rencontre et désigna la foule qui piétinait devant le parking.
— Et, aujourd’hui, on ne fait que choisir les jurés. Imaginez ce que ce sera quand le procès commencera.
— Comment va votre cliente ? l’interrogea-t-elle.
Elle avait déjà rendu plusieurs fois visite à l’accusée au cours des dernières semaines et l’avait trouvée étonnamment pragmatique, presque détachée, ne l’aidant guère sans pourtant entraver ses efforts. « Elle est un peu perturbée », lui avait-on expliqué. Pour Norma, il s’agissait plutôt d’une solide dépression.
— Toujours égale à elle-même. Elle n’a quasiment pas changé depuis le soir du meurtre. Elle ne sort pas de sa déprime. (Il la regarda, anxieux.) Et de votre côté, du nouveau ?
— Rien pour l’instant. Mais qu’est-ce que je peux entendre comme conneries ! Ça fait peur.
Norma se garda d’ajouter que certains aspects de cette affaire la troublaient énormément. Rien de précis, mais des détails qui ne concordaient pas ou résistaient mal à un examen attentif.
Elle avait en revanche quelques certitudes. Si Maggie avait abattu son premier mari, c’était parce qu’elle ne pouvait pas faire autrement. Et si elle avait tiré sur Will Shepherd, c’était également parce qu’elle y avait été contrainte. Restait à découvrir par quoi… ou par qui.
Il y avait deux décès par balles, et tout le problème était là. Le premier pouvait s’expliquer. Folie passagère, légitime défense, maltraitance. Mais le deuxième ?
L’après-midi, Norma retournerait sur les lieux du crime dans l’espoir d’obtenir des renseignements supplémentaires, de trouver une piste quelconque.
Il y avait forcément un élément qui lui avait échappé, un élément crucial.
Oui, décidément, quelque chose ne collait pas.
Un soleil très californien, voilé et rose comme un pamplemousse, effleura les hauteurs rocailleuses de Palm Springs. Ses premiers rayons se brisèrent en mille éclats sur les eaux bleues de la piscine et le carrelage cuivré de la terrasse.
Peter O’Malley posa son New York Times daté de la veille, enleva les Ray-Ban polarisées qu’il venait d’acheter, les posa sur la desserte en fer forgé et contempla le bassin miroitant.
Dans sa tête, les idées frémissaient tout autant. À la surface, il voyait presque le visage de Maggie Bradford se superposer au reflet du pool-house en stuc. Comme il l’avait vu à la télévision la veille, pâle et les yeux cernés. On aurait dit un zombie, et sa détresse l’avait réjoui au plus haut point.
Elle ne l’avait pas volé !
Le même soir, il l’avait écoutée dans la voiture. On ne pouvait pas y échapper, car toutes les radios la passaient.
L’animateur l’appelait « l’oiseau en cage ». Et chaque fois qu’il l’entendait, Peter O’Malley devenait fou.
Heureusement pour lui, cette voix allait bientôt disparaître. On ne l’entendrait plus, ni à la radio (qui se risquerait à programmer les disques d’une criminelle condamnée par la justice ?) ni dans la salle de conférences du directoire de la société de son père.
Peter O’Malley remit ses lunettes de soleil, prit le stylo et le bloc de correspondance dont il s’était muni et s’attaqua à la lettre qui, il n’en doutait pas, achèverait de ruiner les maigres espoirs que pouvait encore entretenir Maggie Bradford.
« Eh oui, la roue tourne, ma chère. À ton tour de souffrir.
Tu peux me faire confiance. Les O’Malley ne sont pas encore totalement sortis de ta vie… »